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PROLOGUE



 

Deux silhouettes masculines parcourent les allées et inspectent les ceps à peine couverts de leur nouvel habit éphémère. La lumière encore timide du soleil levant sicilien qui donne cette magnifique couleur rose orangé au firmament, caresse les feuilles des vignes tout juste écloses et fait briller les perles de la rosée du matin comme de petits diamants. 

Une odeur agréable de terre humide se répand, accentuée par les semelles crantées des chaussures qui, à chaque pas, laissent une trace du passage de l’homme. Il fait encore un peu frais pour un matin d’avril, mais c’est le temps idéal pour la formation des futures grappes de raisin. 

Deux chiens, un braque italien et un berger de Maremme et Abruzzes, courent vers eux en jouant à se mordiller les oreilles ou les pattes. Ils tournent autour de leurs maîtres tout en continuant leurs jeux, puis repartent à une vitesse folle à travers les rangs bien alignés. Par moment, l’un d’eux émet un jappement pour appeler son compagnon à poursuivre leur distraction. 

Le plus jeune des deux hommes s’accroupit, prend une feuille entre ses doigts et l’étudie.

— Si les conditions météorologiques sont aussi favorables que l’année passée, nous allons avoir une récolte exceptionnelle, constate Léandro.

— Ne sois pas trop confiant mon fils, tout peut arriver. Nous ne pourrons souffler et être sereins qu’une fois les vendanges terminées. 

Leone pose une main sur l’épaule de son fils et lui adresse un sourire bienveillant.

— Mais je crois que tu as raison, il se pourrait que ça soit une année exceptionnelle.

Léandro se relève, rappelle les chiens et le petit groupe remonte lentement vers le chai. 

— Les pieds que nous avons plantés il y a six ans sont arrivés à maturité suffisante pour nous fournir un très bon raisin. Cette année, je suis certain de réussir à créer le vin sur lequel je travaille depuis que je suis officiellement ton bras droit.

— Je te le souhaite, Léandro. L’œnologie est un art très délicat qui demande énormément de patience et de temps. Tu travailles sur ce projet depuis ta sortie de l’école, il y a sept ans, mais il se peut que ça te prenne encore des années avant d’obtenir le résultat que tu espères. 

— J’aimerais tout de même décrocher mon titre de maître de chai avant ma retraite, plaisante Léandro, et pour ça, il faut que j’élabore cette cuvée.

— Je comprends ton impatience. Il m’a fallu dix ans pour que naisse celle qui porte le nom de ta mère : « Ornella ». J’ai fait des essais, des erreurs, il y a eu de mauvaises années au niveau des récoltes et de la qualité du raisin, mais j’ai persévéré et ce fut une explosion de saveurs et une grande satisfaction lorsque j’ai enfin trouvé le mariage parfait des arômes. 

— C’est vrai que ce vin est excellent. Il vous ressemble à la perfection. À la fois doux et sucré, puis rugueux en fond de bouche. 

— Mon père, ton grand-père, était tellement fier de me remettre mon titre et je le serai autant, voire plus encore, lorsque je te remettrai le tien. 

Léandro baisse les yeux, troublé par les paroles de son père. Sa pudeur vis-à-vis de ses sentiments ne lui permet pas de répondre, mais il sait que Leone est conscient de l’impact de ses mots. Ça le touche d’autant plus qu’habituellement, son père est aussi avare que lui en ce qui concerne l’expression de ses émotions. 

C’est leur éducation qui veut ça. Ce sont des hommes, ils se doivent d’être impassibles, forts et fiers. Quand il était petit, Léandro a appris qu’un homme ne pleure pas et que montrer ses sentiments est une faiblesse. C’est cette éducation stricte et rigide qui fait de lui ce qu’il est devenu : un homme d’affaires et le futur dirigeant du domaine. Il n’est pour le moment que le bras droit de son père, mais son charisme, sa rigueur ainsi que la peur et le respect qu’il impose à ses interlocuteurs l’ont vite propulsé au sommet. Petit à petit, Leone s’efface et laisse son fils gérer ses affaires à sa place. C’est la destinée de ce dernier après tout. Lorsque Leone prendra sa retraite, ça sera à lui de diriger l’entreprise, qui est dans sa famille depuis six générations. C’est une énorme responsabilité qui pèse sur ses épaules, mais il se sent assez fort pour assumer cette charge et il préfère mourir plutôt que de voir le domaine aux mains d’un étranger.

Arrivés dans la cour, Léandro prend la direction du chai, mais Leone part dans le sens opposé.

— Papa, tu ne viens pas ? 

— Bah si.

— Le chai est de ce côté, précise Léandro en désignant le bâtiment sur sa gauche.

— Ah oui. J’avais la tête ailleurs.

Léandro trouve l’attitude de son père étrange, mais ne relève pas. Ils entrent et la fraîcheur du lieu les fait frissonner, mais très vite leurs corps s’y adaptent. La construction en pierre est idéale pour garder une température constante, nécessaire à une bonne fermentation du raisin, il y fait bon en hiver et frais en été. C’est l’endroit rêvé où se réfugier lorsque les chaleurs accablantes de l’été deviennent trop insupportables. Les effluves familiers du vin vieillissant leur piquent le nez. Ils n’y prêtent aucune attention par habitude. Des dizaines d’énormes tonneaux sont alignés de chaque côté de la pièce comme de fiers soldats, leur laissant un passage au centre pour circuler et exécuter leurs manœuvres librement. Ils traversent les lieux sombres et seulement éclairés par quelques ampoules suspendues aux énormes poutres en chêne jusqu’au bureau et s’y installent pour étudier les chiffres des dernières ventes. 

Léandro remarque que son père ne l’écoute pas réellement. Il est distrait, absent même. Quelque chose cloche, mais il n’arrive pas à déterminer ce que c’est. 

— Papa, ça va ? 

Il s’inquiète en voyant le regard perdu et vide de son père.

Sa réponse est incohérente, il bafouille, n’arrive pas à articuler correctement et semble de plus en plus hagard. D’un coup, les yeux de Leone se révulsent et il se met à convulser. Léandro se jette sur lui, totalement paniqué. Il n’est pas épileptique et il n’a subi aucun choc à la tête, que lui arrive-t-il ? Son premier réflexe est de l’allonger par terre en position latérale de sécurité, comme il a appris à le faire au lycée lors d’un cours de dispense des soins de premiers secours, puis il se saisit du téléphone pour appeler les urgences. 

Les pompiers se garent dans la cour moins de dix minutes plus tard. Leone a cessé de convulser, mais est toujours inconscient. Après avoir rapidement pris ses constantes vitales, le malade est installé sur un brancard et transporté à l’hôpital, toutes sirènes hurlantes. 

Alertés par le bruit des sirènes des pompiers, la mère, Luca, Luis et Faustina, les frères et la sœur de Léandro, accourent aux nouvelles. Rapidement, le jeune homme leur explique ce qu’il s’est passé. Ornella et Faustina éclatent en sanglots, complètement terrorisées. Ayant retrouvé un certain contrôle de lui-même, Léandro intime à toute la famille de monter dans la voiture pour suivre le camion de pompiers jusqu’à l’hôpital. Il est l’aîné, c’est à lui de prendre les décisions et de réconforter sa famille. Il se doit de rester calme et de prendre les bonnes décisions au moment adéquat, c’est ce qu’il ne cesse de se répéter durant tout le trajet. 

Après plusieurs heures d’attente terriblement angoissantes pendant lesquelles les médecins pratiquent des examens sur Leone, un interne vient les voir dans la salle où ils patientent pour leur parler.

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que monsieur Portelli est vivant, réveillé et conscient. Il parle, répond à tous les stimuli et ses constantes sont redevenues normales. Son état est stable. 

Toute la famille pousse un grand soupir de soulagement. 

— Quelle est la mauvaise ? demande Léandro.

L’interne s’éclaircit la voix.

— Monsieur Portelli a été victime d’un important accident vasculaire cérébral. Nous ne connaissons pas encore ni l’étendue des dégâts que ça a pu provoquer sur son corps ni les séquelles et leurs gravitées, mais… il y a autre chose. L’IRM a révélé une métastase cérébrale. Nous avons poussé l’examen au reste du corps et nous avons découvert qu’il est atteint d’un cancer du poumon à un stade très avancé.

Choqués, aucun d’eux ne réagit immédiatement à cette annonce si violente. Même si ce jeune interne leur a présenté la nouvelle sur un ton calme et posé, ils ont l’impression de se prendre une énorme vague en pleine figure. Il leur faut quelques secondes pour assimiler l’information. Ornella et Faustina se remettent à pleurer, Luis reste silencieux, mais semble sur le point de faire un malaise vu la pâleur de son visage. Luca, tout juste diplômé en médecine pédiatrique, le fait asseoir et se rapproche de son collègue pour lui demander à voir les résultats des examens de son père. Son confrère lui accorde cette faveur et leur précise qu’un oncologue leur téléphonera le lendemain pour prendre un rendez-vous afin de voir avec eux le protocole de soins contre le cancer. 

Léandro, debout près de sa mère, les mains dans les poches, le visage dur et fermé, n’a pas bougé d’un millimètre depuis l’annonce du médecin. Le raz-de-marée qui vient de le frapper ne l’a pas noyé, mais a déclenché chez lui une telle fureur qu’il préfère pour le moment garder le silence au risque de perdre le contrôle et de tout démolir dans la pièce. Il ne doit pas perdre son sang-froid, ses frères, sa sœur et surtout sa mère, ont besoin de lui. 

 



 

CHAPITRE 1


 

LÉANDRO 

 

Après l’annonce du très mauvais état de santé de mon père, le médecin nous a autorisés à le voir quelques minutes car il avait besoin de beaucoup de repos. Les convulsions puis tous les examens l’avaient vraiment épuisé. Mes frères et moi l’avons juste embrassé puis nous l’avons laissé seul avec maman et Faustina. 

Ma petite sœur est très fusionnelle avec papa. C’est la dernière, la seule fille, alors elle est sa princesse. Elle est née alors que j’avais seize ans et c’est son âge actuel, mes parents l’ont vraiment eue très tard. Papa avait quarante-neuf ans et maman quarante-quatre, alors ils ne l’ont pas élevée de la même façon ni avec la même rigueur que pour moi. 

Mon père a toujours voulu un fils, pour la relève du nom Portelli et pour prendre sa suite au domaine et il a été comblé avec ma naissance puis celle de mes frères par la suite, mais il nous a avoué à l’arrivée de Faustina qu’il rêvait depuis longtemps d’avoir une fille. Je l’ai rarement vu avec un tel sourire béat sur le visage, que le jour où ma sœur est née. Notre père aime tous ses enfants, mais sa fille a tout de même une place particulière dans son cœur. Je n’ai jamais été jaloux du lien spécial entre eux car j’ai moi-même une relation unique, mais aussi toute son attention grâce à mon rang d’aîné. Certes, je n’ai pas la tendresse qu’il lui prodigue, mais je suis un homme, ce n’est pas pareil. 

Luca, mon cadet de trois ans avec ses vingt-neuf printemps, exerce dans l’hôpital où vient d’être admis papa. Il n’est pas de garde aujourd’hui. L’oncologie et la neurologie n’étant pas son secteur d’activité puisqu’il travaille en pédiatrie, il est resté pour faire des recherches et prendre tous les renseignements qu’il peut trouver auprès de ses collègues. Il va essayer de nous avoir un rendez-vous très rapidement avec l’oncologue. 

Luis, le troisième de notre fratrie, rentre avec moi au domaine. Il n’est pas fan des hôpitaux et il ne peut pas se permettre de manquer une journée de stage. À vingt-six ans, mon petit frère est dans sa dernière année de stage dans un cabinet d’avocat très réputé. C’est une période décisive pour sa carrière, il n’a pas le droit de baisser les bras maintenant, même si je peux comprendre qu’il n’ait pas la tête au travail aujourd’hui. Papa prendrait un ton autoritaire, lui dirait que le travail passe avant tout et qu’un homme ne doit pas abandonner au premier prétexte venu. Alors, je prends un air sérieux et, d’une voix que je veux sévère, je lui impose de prendre ses affaires et je le dépose au cabinet. Il obéit sans rechigner. Il sait très bien qu’il n’est pas nécessaire de discuter avec moi, que j’aurais de toute façon le dernier mot. Et puis, travailler lui permettra de se changer les idées et de ne pas trop penser à la maladie de papa.

Je suis seul au domaine, j’ai énormément de choses à faire, mais je ne sais pas vraiment par où commencer, mes pensées étant toutes tournées vers mon père. J’attends avec impatience que Luca m’appelle pour me donner la date et l’heure du rendez-vous avec l’oncologue. À partir de ce moment-là, j’arriverai à me poser et à me concentrer sur quelque chose. Pour l’instant, je dois avouer que je suis un peu perdu de me retrouver ainsi propulsé à la tête de l’entreprise familiale. Mon père m’y prépare depuis six ans, mais je ne m’attendais pas à une transition si brutale. Car oui, je sais au fond de moi qu’il ne reprendra jamais son activité. Même s’il arrive à vaincre la maladie, il ne pourra plus travailler. 

Je décide d’aller courir un peu. Je ne tiens pas en place, j’ai besoin de bouger et d’évacuer mon stress et ma colère. J’avertis mes employés de ce qui est arrivé à papa, puis je monte me changer dans ma chambre avant de partir à travers les vignes en compagnie de nos deux chiens, Lupo, le braque italien et Dante le berger de Maremme et Abruzzes.

Tout en courant, je ne cesse de penser au cancer et à ses causes. C’est vrai que mon père est un fumeur. Je l’ai toujours connu avec une cigarette au coin des lèvres. Enfant, j’étais fasciné par ses gestes lorsqu’il se roulait lui-même le tabac dans les fines feuilles blanches. Régulièrement, il rallume le mégot, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un infime morceau. Il ne met jamais de filtre et je sais que ces deux comportements sont encore plus nocifs pour le corps que le tabac lui-même. Ça doit sûrement venir de là.

 Je me repasse le film de mes jeunes années dans les vignes à ses côtés et un détail me revient en mémoire. Il y a une douzaine d’années, papa a passé tous nos vignobles en agriculture biologique, c’est-à-dire qu’il a arrêté de répandre des engrais et des pesticides et n’utilise que des produits non nocifs pour l’homme, les animaux ou la nature. Mais avant ça, il a dû respirer beaucoup de vapeurs toxiques et l’on sait aujourd’hui que ça a des répercussions très graves sur le corps humain comme justement des cancers, la maladie de Parkinson, l’Alzheimer et bien d’autres encore. Je suis sûr que les médecins approuveraient mes conclusions, mais à quoi bon chercher un bouc émissaire ? Il est invisible et inattaquable. Le seul vrai coupable en réalité, c’est mon père. Ce qui lui arrive n’est que le résultat de ses choix de vie et personne ne peut rien y changer. Le mal est fait désormais et est irréversible.

 

Une heure et quinze kilomètres plus tard, je rentre au domaine et me dirige vers la piscine lorsque je reçois un texto de Luca qui me prévient qu’il a pu caler un rendez-vous avec l’oncologue pour le lendemain à quatorze heures. D’ici là, les médecins auront eu le temps de faire des examens supplémentaires à papa et l’oncologue sera en mesure de nous donner un protocole adapté à son cas. Je pose mon téléphone sur un transat, retire mon t-shirt, mes baskets et plonge dans l’eau fraîche. 

 

Le lendemain, dans le bureau de l’oncologue.

Maman, Luca et moi sommes assis devant le bureau de l’oncologue qui est en train d’étudier les résultats des examens de papa. Luis n’a pas pu se libérer vu qu’il avait une séance au tribunal et Faustina est au lycée. Elle voulait nous accompagner et m’a même supplié de la laisser venir, mais je trouve qu’elle est encore trop jeune et qu’elle n’a pas sa place ici. J’ai dû jouer de mon autorité de frère aîné pour la faire plier alors qu’elle insistait encore devant la porte du lycée. Elle a fini par céder en voyant que maman et Luca étaient de mon avis. Elle est tout de même partie en boudant, mais ce n’est pas grave, ça lui passera. Papa lui aurait donné raison et elle aurait obtenu ce qu’elle voulait, mais elle sait très bien que je ne céderai jamais à ses caprices.

Le médecin lève les yeux vers nous tout en retirant ses lunettes pour les poser sur le tas de feuilles devant lui.

— Le cancer de monsieur Portelli est à un degré très avancé. Son AVC en est l’une des conséquences, tout comme les métastases. 

— Il est à quel stade ? interroge Luca.

— Quatre.

Luca grimace et étouffe un juron.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande à son tour maman, au bord des larmes.

— Madame Portelli, je vais essayer de vous dire ça le plus délicatement possible. Vu que l’IRM a décelé plusieurs métastases et que maintenant le cerveau est touché, cela signifie que votre mari est en phase terminale de la maladie. 

Maman éclate en sanglots et je lui prends la main pour lui apporter un peu de réconfort et de soutien malgré mon propre désarroi face à cette nouvelle cataclysmique. 

— Combien de temps il lui reste ? interviens-je pour la première fois.

— Nous pouvons mettre en place une chimiothérapie palliative, ce qui pourrait prolonger sa vie de quelques semaines, voire quelques mois avec un peu de chance s’il réagit bien au traitement…

— Combien de temps ? le coupé-je en élevant légèrement la voix.

— Ça peut aller de trois mois à un an.

— Il a des chances de s’en sortir ? Il va guérir avec la chimio… maintenant la médecine fait des miracles… n’est-ce pas docteur ? demande maman avec une pointe d’espoir.

Le médecin baisse les yeux et secoue lentement la tête de gauche à droite.

— Je suis désolé madame Portelli, mais votre mari est condamné. Comme je vous le disais, la chimio ne serait que pour tenter de freiner l’évolution du cancer, mais elle ne le guérira pas. Au mieux, elle permettra la diminution des métastases, mais elles réapparaîtront ailleurs dans le corps. Il est à un stade trop avancé de la maladie. De plus, c’est un cancer inopérable. Nous ne pouvons rien faire de plus pour lui. Je suis vraiment désolé, répète-t-il.

Maman pleure de plus belle. Luca et moi prenons en main la suite de l’entretien car elle est incapable de penser et de réagir rationnellement. Après concertation, nous décidons de mettre en place le traitement par chimiothérapie. Papa ne sera pas obligé de rester à l’hôpital, ça peut se faire en ambulatoire. L’un de nous devra l’amener toutes les trois semaines pour sa séance de chimio après laquelle il regagnera immédiatement le domaine. L’oncologue nous informe qu’il devrait pouvoir rentrer à la maison dans quelques jours, une fois qu’il aura repris des forces. Il nous conseille d’engager une infirmière ou une aide de vie pour ses soins quotidiens, pour le veiller lorsqu’il reviendra de ses séances qui le rendront sûrement très faible et nauséeux et pour soulager maman dans ce quotidien qui est également très éprouvant pour la famille. Luca admet qu’il a raison et que ce sera mieux pour tout le monde. Cela n’empêchera pas maman de prendre soin de lui, mais ça la soulagerait pour qu’elle puisse se reposer et faire attention à sa propre santé. Ma mère y consent alors je me rallie à leur avis. 

En sortant du bureau de l’oncologue, nous l’accompagnons jusqu’à la chambre de papa. Le médecin nous a prévenus l’avoir déjà mis au courant de son état et qu’il n’est pas favorable à suivre le protocole de soins. À nous maintenant de le faire changer d’avis. Nous ne voulons pas qu’il baisse les bras si facilement. Même si l’issue finale restera la même, nous voulons le garder en vie près de nous le plus longtemps possible et s’il faut passer par la chimio pour ça, il doit le faire. Nous sommes tous les trois d’accord à ce sujet et nous savons que Luis et Faustina le seront aussi. 

Lorsque nous entrons dans sa chambre, il est éveillé et nous adresse un léger sourire. Ça me fait un choc de le voir aussi pâle et fragile, relié à toutes ces machines qui surveillent en permanence ses constantes. Maman se précipite pour s’asseoir au bord du lit et le serre dans ses bras. Elle retient ses larmes et tente de prendre un ton ferme et autoritaire pour lui demander d’accepter de suivre le protocole établi par l’oncologue, mais sa voix est chevrotante et ses yeux rougis parlent à sa place. Luca surenchérit en lui présentant tous les bons côtés du traitement, mais il reste inflexible. Il ne veut pas passer les derniers mois qu’il lui reste à vivre à faire des allers-retours entre le domaine et l’hôpital, à vomir et à être trop faible pour profiter de nous. Quelque part, je suis d’accord avec ses arguments, mais je reste de l’avis de ma mère et de mon frère. Je veux qu’il vive pour me voir réussir à créer mon propre vin et pour qu’il puisse me transmettre son titre de maître de chai avec fierté. Il rejette toutes nos supplications et est bien décidé à ne pas changer d’avis.

— C’est ma vie, c’est à moi de décider comment et quand je veux mourir, dit-il pour mettre un point final à la conversation.

Nous comprenons et nous nous taisons. Le bipeur de Luca sonne et il doit partir pour une urgence. Je décide de rentrer à la maison et de laisser maman seule avec papa. Je reviendrai la récupérer plus tard.

Tout en roulant vers le domaine, je ne cesse de repenser à notre conversation avec l’oncologue et au refus obstiné de mon père à suivre son traitement. C’est peut-être égoïste de notre part de vouloir prolonger sa vie alors que nous savons que ça sera beaucoup de souffrances pour lui, pourtant je ne peux pas me résoudre à le voir partir maintenant. Je veux qu’il vive le plus longtemps possible, mais je ne sais pas comment le faire changer d’avis. Tout à coup, j’ai un éclair de génie : Faustina. C’est la seule qui pourra le convaincre de dire oui à la chimio.

Je vais attendre ce soir que nous soyons tous les cinq réunis pour apprendre la mauvaise nouvelle à mon frère et ma sœur. J’ai besoin du soutien de Luca et maman pour le faire et surtout pour leur exposer mon idée de faire plier papa grâce à l’intervention de sa petite princesse.

Ce soir-là, après le dîner, je demande l’attention de tous et annonce à Luis et Faustina, que notre père est très gravement malade et qu’il ne s’en sortira pas. Luis m’avoue d’une voix étranglée qu’il s’en doutait. Faustina éclate en sanglots hystériques et supplie maman de lui dire que je mens, que papa est juste très fatigué et qu’il va vite guérir. Les larmes aux yeux, maman lui fait signe que non de la tête, trop émue pour pouvoir parler. Je poursuis en leur expliquant le traitement proposé par l’oncologue et que papa refuse de le suivre, puis je leur expose mon idée pour le faire changer d’avis. Faustina accepte sans hésiter et nous convenons que maman et moi l’amènerons auprès de lui demain après ses cours, ce qui la console un peu après cette nouvelle qui bouleverse toutes nos vies.

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